Dans la perspective de notre participation à la French Divide 2017 , je fréquente depuis quelques semaines les blogs de quelques malades de la très longue distance à VTT ou gravel sur le mode aventure, c’est à dire en autonomie complète (ou bike-packing). La plupart de ces blogs sont américains ou britanniques bien que de nombreux experts de l’ultra-distance en autonomie complète soient italiens, ou espagnols. Malheureusement mon incapacité à lire des récits écrits dans d’autres langues que le français ou l’anglais ne me permet point de tirer profit des articles en espagnol ou en italien.
J’ai de plus en plus tendance à ne me nourrir que de récits de cyclistes féminines émérites, suivies depuis une dizaine d’années comme les vététistes Eszter Horanyi, Jill Homer et Lynda Wallenfels, ou la routière au long cours Emily Chappell. Plus récemment les vététistes et routières Lael Wilcox et Lee Craigie se sont ajoutées au peloton de ces féminines qui m’enthousiasment.
Ces jeunes femmes sont devenues mes ‘role models’, probablement parce que leur sensibilité féminine est à l’unisson de la mienne, et que toutes sont des femmes aux qualités humaines peu communes, avant d’être des ultra-cyclistes d’exception.
D’autre part, elles ont la particularité d’être des conteuses de grande qualité, investies dans l’écriture depuis fort longtemps pour la plupart, exercice littéraire vécu par elles comme une discipline journalière, et aux apprentissages toujours en devenir.
Et mon dieu, qu’il est bon et excitant de trouver un écho féminin à mes propres questionnements et émerveillements de cycliste passionnée de longue distance. Et de suivre ces phénomènes sur de nouveaux territoires, par l’imagination ou par la pensée - car toutes n’ont de cesse de toujours partir en exploration de leurs motivations profondes, de leurs capacités à se hisser à la hauteur des défis déraisonnables qu’elles se fixent. Mais aussi de la planète terre et de ses habitants au guidon de leur vélo, en toute liberté.
Toutes pratiquent la compétition ultra en autonomie complète, et donc en solo, et toutes partent régulièrement pour de très longs périples hors des sentiers battus, sans enjeu chronométrique, souvent avec leurs doubles masculins. A travers leurs écrits, il est clair que ces deux pratiques se nourrissent l’une de l’autre, sont co-existentielles.
Une chose est sûre, elles crèvent la surface des apparences, à pieds joints, et ne se satisfont en aucun cas de questionnements et réponses approximatives - dans leurs écrits, comme dans leurs aventures, elles vont au bout de leurs possibles du moment. Au nom de la liberté et de l’amour d’un territoire ou de l’Autre. Afin d’expérimenter ces ‘life-changing experiences’ - toutes emploient ce terme - ces expériences qui, à chaque fois, déplacent irrémédiablement les lignes de leurs existences et qu’elles ne cessent de rechercher. Par ailleurs, toutes admettent le rôle joué par leur Ego dans leur démarche, mais elles ont une telle conscience des dangers et traquenards tendus par cet hydre maléfique à plusieurs têtes qu’elle n’en sont en aucun cas prisonnières - ce qui est un exploit en soi, compte-tenu de leur jeunesse.
Je me sens en phase avec chacune de ces femmes. L’engagement dans une pratique sportive, voire compétitive, et autonome, de la longue distance à vélo m’est devenu aussi essentiel qu’il l’est à leurs yeux. Car il s’agit d’une aventure de vie totale - physique, mentale, affective, émotionnelle, intellectuelle et spirituelle. Certes, je ne suis capable que du dixième de ce qu’elles réalisent, mais l’important n’est pas là.
Depuis quelques jours, je suis redevenue une lectrice assidue du blog de Jill Homer, Jill Outside, auquel je suis fidèle depuis 10 ans. Depuis ma découverte de son excellent blog, ses exploits ont toujours exercé une fascination étrange sur moi. Sûrement parce que, comme elle, je ne suis venue au vélo que par inadvertance - à un âge beaucoup plus avancé en ce qui me concerne, et ai été prise de passion pour le vélo immédiatement. Comme elle, à un niveau beaucoup plus modeste bien sûr, j’ai toujours cherché à aller un peu plus loin, à sortir des routines établies, à découvrir d’autres pratiques et milieux cyclistes, bref à toujours être en mouvement, à la recherche de ces moments ineffables d’épiphanie, parfois fulgurants, parfois si persistants, et qui ne manquent jamais d’altérer les lignes faussement sécurisantes de mon existence. Ma devise a toujours été, et est en voie de le rester pour quelques temps encore : ‘A rolling stone gathers no moss’ ou 'Pierre qui roule n’amasse pas mousse'.
Jill Homer, obsédée d’Alaska et de la course ultra en fat bike qui s’intitule Iditarod Trail Invitational (voir les liens en fin d’article renvoyant à des articles sur Pérégrinations) et qui a lieu chaque année le dernier mois de l’hiver alaskan, a réalisé en 2016 ce à quoi elle rêvait sans même oser se l’avouer depuis dix ans. La traversée de l’Alaska, du Lack Knik à Nome, soit 1600 km, en autonomie complète, par des températures de - 20 à -35 degrés celsius. Non seulement elle a réussi à boucler ce périple impressionnant que très peu d’athlètes au monde ont effectué en entier, mais en plus elle a établi le record féminin de la Route Nord, en 17 jours et 3 heures. Incroyable.
En ce moment, je me régale de la lecture de son dernier ouvrage Into the North Wind, à propos de cette expérience d’un autre monde sur l’ITI 2016. Les premiers chapitres sont bouleversants, tout simplement. Je ne peux m’en détacher. Je ne les relaterai pas ici, ce n’est pas mon propos. Je me contenterai de citer deux passages, à cause de leur proximité avec mes propres pensées du moment.
Ces deux passages sont en anglais, suivis d’une tentative de traduction pour ceux de mes lecteurs/lectrices qui ne maîtrisent pas encore tout à fait l’anglais.
Ils rendent compte du questionnement que tout pratiquant d’un sport d’endurance connait bien, et auquel il n’y a pas vraiment de réponse, sinon cette urgence à toujours être en mouvement, et ainsi être en adéquation avec cette part si ancestrale et fondatrice de notre être, qui nous vient des temps où la survie des hommes était étroitement dépendante de leur capacité à toujours se déplacer.
« Motion expands perspectives, encourages knowledge, and cultivates understanding and empathy. If we’re moving through a place, we inevitably become a part of it, dependent on the terrain and infrastructure. Staying in one place allows a person to become intimately familiar with it. But as with all things familiar, curiosity eventually fades and quiescence sets in. Comfort breeds discontent, discontent breeds anxiety, and soon we’re locked in lives of quiet desperation that Thoreau described, our hearts beating with a longing that we’ve mistaken for fear »
Ma traduction : Le mouvement a pour effet d’élargir notre champ de vision, d’enrichir nos connaissances, et de développer nos aptitudes à la tolérance et la bienveillance. Lorsque nous voyageons dans une contrée, nous en devenons immanquablement un élément constitutif, et nous nous adaptons au terrain et infrastructures qui lui sont propres. Si l’on reste dans un seul et même endroit, alors il nous devient très familier. Mais comme pour toute chose familière, notre curiosité initiale diminue et se transforme en tranquille acceptation. Puis cette quiétude engendre le mécontentement qui, à son tour engendre l’angoisse et, sans tarder, l’on se retrouve pris au piège d’une vie remplie d’un désespoir silencieux que Thoreau décrivait comme celui de ‘notre coeur envahi d’un désir inassouvi, faussement interprété comme de la peur’.
« Why would any person choose to engage in long and intense blocks of physical labor, suffer discomfort and illness, risk injury, spend large amounts of money on gear and invest hours in training, all for no reward? Those who don’t participate in endurance sports assume those who do are either deranged, self-flagellating, or need to stroke their misguided egos by asserting that they are strong or tough. When confronted, endurance racers generally furrow their brows and mumble equivocal platitudes, ‘I do this as a challenge to myself’, ‘To see if I can,’ or ‘Because it’s there’. But really, why? Despite a decade of trying to answer this question - publishing thousands of photos and writing millions of words in blogs, newspaper articles, magazines, and books - the answers only became more ethereal, and the question more opaque. Most of the answers we find in endurance sports are contradictions. We suffer to feel alive. We exhaust our bodies to fill our souls. We compete against others to bond with them. Beat will rant about the insignificance of sport amid all the issues facing the world, but much of his free time is dedicated to participation, as is mine. I have raced many thousands of miles, both as a mountain biker and a trail runner, and feel no more satisfied or accomplished than I did at the starting line of my very first race. I fear I’ll never be satisfied. But no, fear isn’t the correct word at all. I’m glad I’ll never be satisfied. Sport is an enduringly beautiful way to stay in motion, experiencing life »
Ma traduction : Qu’est-ce donc qui pousse les gens à effectuer de longues et intenses séances d’entrainement sportif, à supporter la souffrance et la maladie, à risquer de se blesser, à dilapider leur argent en équipements sportifs et leur temps en heures d’entrainement - tout ça pour ne recevoir aucune récompense ? Ceux qui ne pratiquent aucun sport d’endurance supposent que les sportifs d’endurance ont l’esprit dérangé, ou bien qu’ils aiment à se flageller, ou bien encore que leurs égos fourvoyés ont besoin d’être rassérénés par l’affirmation de leur force et de leur ténacité. Lorsque la question leur est posée, les compétiteurs d’un sport d’endurance froncent généralement les sourcils et marmonnent de vagues explications peu convaincantes, du style : « c’est un défi personnel », « pour voir ce que je vaux », ou « parce que cette compétition existe ». Mais enfin, qu’est-ce donc qui les pousse à faire tout ça ? Après plus de dix années passées à essayer de répondre à cette question, à coup de milliers de photos ou de millions de mots alignés dans des articles de blogs, de journaux et magazines, ou dans des livres, mes réponses sont devenues de plus en plus inconsistantes, et la question de plus en plus opaque. La plupart des réponses fournies par les sportifs d’endurance énoncent un paradoxe. Nous endurons la souffrance pour nous sentir plus vivants. Nous épuisons notre corps pour combler notre âme. Nous entrons en compétition avec les autres pour nous rapprocher d’eux. Beat (NDT : le compagnon de Jill) ne cesse de dire combien le sport est de peu d’importance en regard des vrais problèmes dans le monde mais il n’empêche que la plus grande partie de son temps libre est dévolue à la compétition sportive. Pareil pour moi. Après avoir parcouru des milliers de kilomètres en compétition VTT ou Trail, je ne suis pas plus satisfaite de mon niveau sportif que lors du départ de ma première course. J’ai bien peur de ne jamais être satisfaite d’ailleurs. Non, c’est faux : en fait je suis heureuse de savoir que je ne serai jamais satisfaite. Pratiquer un sport d’endurance est une belle façon de toujours rester en mouvement, et d’être vivant.
Mon attirance irraisonnable, et que je n’ai absolument pas cherché à raisonner, pour la French Divide prend ses racines dans ce rêve que la lecture des récits de Jill, Eszter, Cat, Ruth, Lynda, Lael, Emily ou Lee ont engendré.
Le processus de germination (contamination, penseront certains) a duré dix ans. Une décennie.
L’exploration des possibles prend du temps, se donner l’opportunité de vivre ces ‘life-changing experiences’ demande un investissement de longue durée - j’ai eu le bonheur de vivre des moments d’éternité lors du Paris Brest Paris 2007 ou lors de mon premier Raid Provence Extrême (version Randonneur, sans assistance), puis lors de la première édition du Raid Extrême Vosgien (dont je n’ai hélas fait aucun récit), et bien sûr lors de ma Diagonale Strasbourg-Perpignan, réalisée en solo. Ou bien encore les 24 heures du Mans vélo, en duo avec André, ou mes premières 24 Heures du Mans Vélo Solo.
Toutes ces expériences ont été des révélateurs de profondeurs insoupçonnées, et à cause d' elles mon existence a pris un cours différent.
Mais il m’ a fallu d’autres expériences, d’une autre tonalité et que d’aucun qualifierait d’échecs, pour me rendre compte que je m’égarais dans certaines voies - ce fut le cas de la Race Across Austria (RATA), ou de ma deuxième participation solo aux 24 heures du Mans. Rétrospectivement, ces expériences non abouties ont été tout aussi bénéfiques, et tout aussi nécessaires, que celles totalement réussies. En fait elles ont été salutaires, car elles m’ont permis de trouver le chemin qui m’attendait.
Nous sommes au début de 2017, presque dix ans après ma première grande expérience de longue distance sur le Paris Brest Paris, et je suis passée dans une autre décennie de ma vie - celle des soixante.
Il ne me reste que peu de temps pour vivre mes grands rêves de mouvement et de liberté, à vélo bien sûr. C’est une pensée peu facile, ça…de me dire que dans dix ans, les longues chevauchées à vélo seront probablement finies, d’autant plus lorsque je me rends compte que ces dix dernières années, remplies d’expériences cyclistes plus qu’exaltantes, ont passé si vite. Gosh!
Inutile cependant de m’appesantir sur l’inéluctabilité de mon déclin.
« If you want to go on, keep letting go » ou « Si tu veux continuer d'avancer, ne pas abandonner, alors évite toute forme de crispation ». A travers ces quelques mots, tout est dit, et bien plus encore, du lâcher-prise dont les spécialistes du bien-être nous rebattent les oreilles depuis une décennie. Il s'agit d'un conseil prodigué par Jeffe Branham, un géant de l'ultra distance en autonomie complète, aux aspirants à la Colorado Trail Race. Belle maxime d'endurance et de vie.
Vous avez remarqué ? La nécessité d’être toujours en mouvement est au creux de ce paradoxe. Nécessité à laquelle j’adhère corps et âme car je n’ai aucune attirance pour la stase, forme de mort mentale, affective, émotionnelle, intellectuelle et spirituelle.
Ma mort physique surviendra toujours bien assez tôt. Inutile de la devancer par une mise sur ‘pause’ anticipée de mes aptitudes et capacités, toujours en devenir, jamais abouties.
En août, la French Divide me dira à coup sûr si je suis sur la bonne voie pour entamer ce qui sera très certainement ma dernière décennie à arpenter goulûment routes, chemins et sentiers, et à humer le vent de la liberté.
Cette année 2017 sera belle, à préparer cette aventure de concert avec mon André, et à explorer d’autres chemins, une fois encore. Yeah!!!
Et advienne que pourra, je suis prête.